Moustachues, Moustachus,

L’histoire du cyclisme regorge d’anecdotes truculentes et d’aventures passionnantes. Bien avant l’ère des oreillettes, des capteurs de puissance et des cardio fréquence mètres, des hommes, des forçats de la route, des champions « à l’ancienne » ont écrit les plus belles pages de la légende du vélo. Ma chronique n’a pas la prétention de réécrire l’histoire du cyclisme mais seulement d’essayer de vous transmettre une partie de ma passion. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé, dans ce premier billet, d’honorer un ancien grand champion wallon dont la carrière s’étala de part et d’autre du second conflit mondial, mon tout premier entraîneur aussi, Monsieur Emile Masson Junior.

Le cyclisme se transmet souvent de père en fils, c’est une sorte de tradition familiale. Emile Masson Junior tient sa science de la course et sa ténacité de son illustre papa, Emile Masson Senior. Originaire de Morialmé, dans le Namurois, Emile Masson « premier du nom » connaît les rudesses du travail dans la mine dès l’âge de 11 ans. Il échappe pourtant, à 21 ans, au triste destin des mineurs de fond grâce à l’équipe Alcyon qui lui offre l’opportunité de vivre du cyclisme. Opiniâtre et doté d’une endurance exceptionnelle, il remporte notamment, entre 1913 et 1925, le Tour de Belgique à deux reprises, deux étapes sur le prestigieux Tour de France, Bordeaux-Paris et l’officieux championnat du monde de l’époque, le GP Wolber. Il collectionne aussi les places d’honneur à Paris-Roubaix.

Emile Masson Senior à l’extrême gauche et Emile Masson Junior au centre

Gitan

Le virus se transmet donc en famille. En toute modestie, je n’échappe pas à la règle quand, dès 1976, sous le regard bienveillant de mon grand-père, ancien coureur amateur, j’arbore fièrement les couleurs Molteni du Roi Eddy tout en pédalant autour de la table du salon sur mon petit vélo orange. Et c’est donc tout naturellement qu’en janvier 1985, attiré par la toute nouvelle catégorie « aspirants » réservée aux 12-14 ans, je prends ma première licence au Royal Pesant Club Liégeois d’Emile Masson Junior.

Emile Masson Junior s’impose dans l’enfer du nord en 1939, remportant la classique qui avait toujours échappé à son père

Gitan

Emile Masson Junior, ma première rencontre avec un authentique forçat de la route dont j’ignore presque tout

Mes vedettes à moi se nomment Merckx – quand bien même mes souvenirs du cannibale en course sont fragmentaires – Kelly, Hinault, Fons De Wolf, Vanderaerden ou Saronni. Et pourtant, excusez du peu, Emile Masson fils présente un palmarès plus que respectable : un Paris-Roubaix, un Bordeaux-Paris, une Flèche Wallonne, deux titres de champion de Belgique, une victoire d’étape sur le Tour de France et de nombreux accessits dans les classiques, entre 1938 et 1947.

Il est fort probable que son palmarès eut été bien plus étoffé encore si la guerre et la déportation n’avaient – c’est un euphémisme – stoppé abruptement sa carrière et brisé l’homme dans sa chair. Ce « vieux bonhomme » à l’œil vif et au verbe facile force le respect.

Sous la férule de Monsieur Masson, les séances théoriques s’enchaînent tous les dimanche matin. C’est là, au coin d’un vieux poêle à mazout dans un modeste local communal à Fize-le-Marsal, en terre hesbignonne, que ma passion pour la petite reine grandit, que le virus du vélo me pique à tout jamais.

Nous sommes donc en 1985, à une époque que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître.

Les pédales automatiques Look font timidement leur apparition auprès d’une infime minorité du peloton, les maillots sont en laine, les manettes de changements de vitesses sont toujours bien ancrées au cadre et le casque à boudins n’est obligatoire, en course, qu’en Belgique et aux Pays-Bas.

En hiver, on met des grosses chaussettes à carreaux rouge et noir par-dessus le collant en laine et on saupoudre du poivre dans le fond de ses chaussures pour se réchauffer les orteils.

Monsieur Masson nous inculque des principes de base, devenus aujourd’hui faussement obsolètes, des théories qui, de nos jours, prêtent à sourire. Et pourtant, le cyclisme y puise sa source depuis la nuit des temps.

Premier principe, la vélocité ou, en d’autres termes, la capacité de donner un grand nombre de coups de pédales par minute. Pour la développer, un seul moyen : le pignon fixe. C’est ainsi que moi, le petit gamin à l’écoute de son illustre professeur, je prends exemple sur les plus grands, tel Jacques Anquetil, modèle par excellence en matière d’élégance de pédalage. Je troque le dérailleur 6 vitesses de mon Peugeot Galibier pour le fameux pignon fixe (42×18). Au début, je sautille véritablement sur ma selle à chaque fois que le pignon fixe me remonte la pédale mais au fil du temps, je travaille indéniablement ma faculté à tourner les jambes en souplesse.

Je ne réaliserai cependant jamais l’exploit d’Emile Masson : continuer à pédaler en dormant sur le vélo ! Mon mentor aimait à raconter cette histoire. Alors qu’il roulait en vélo avec son père, au moment de franchir des rails de chemin de fer qui traversaient la chaussée, Emile Masson Senior entreprit de le guider par le cou afin de lui éviter la chute sur le rail glissant. Quel ne fut pas l’étonnement de papa Masson lorsqu’il s’aperçut que son gamin dormait tout en pédalant.  La magie du pignon fixe ! Réalité ou légende, Dieu seul le sait. Je vous avoue que nous avions peine à y croire mais cette histoire conférait tout de même à notre entraîneur une aura particulière.

Second principe, la capacité pulmonaire. Nous devions être capables d’absorber un maximum d’air à chaque inspiration. Ce travail de respiration devait se traduire par un développement des muscles du nez. Et pour nous le prouver, notre professeur nous invitait, tour à tour, à venir toucher ses parois nasales hyper musclées. Surréaliste, non ? Mais vrai !

Troisième principe, la capacité d’effectuer un effort en apnée. Quand vous effectuez un sprint, nous disait-il, vous êtes en apnée… « Exactement comme quand vous êtes à la toilette et que vous poussez », assénait-il. Imaginez-nous, jeunes gamins en quête d’exploits cyclistes, en train de répéter nos gammes de futurs sprinters sur le pot du WC.

Comment mettre 100 gars dans le vent au détour d’un virage ?

Gitan

Les séances théoriques assimilées, Emile Masson, alors âgé de 70 ans, nous accompagne à vélo dans les petits chemins de remembrement Hesbignons et nous enseigne comment lutter contre le vent. Ainsi,  semaines après semaines, nous apprenons à nous positionner et à nous abriter. Vent de dos, vent de face, vent trois quart dos, trois quart face, de gauche, de droite, les techniques de l’éventail n’ont plus de secret pour nous. Nous voilà aptes à faire des « coups de bordures » comme on dit dans le jargon. Le coup de Trafalgar cycliste le plus impressionnant à mes yeux, ou comment mettre 100 gars dans le vent au détour d’un virage ? Demandez aux plus grands, de Merckx à Hinault en passant par les armadas Ti-Raleigh ou Panasonic dans les années 70-80. Impressionnant ! Monsieur Masson, mieux que quiconque, connaissait cette stratégie de course et nous l’inculquait.

Au terme de deux années passées sous son aile, j’intègre la catégorie supérieure des débutants. Monsieur Masson continue de nous suivre d’un œil avisé mais l’âge et des problèmes liés à l’organisation de Liège-Bastogne-Liège, dont il était le directeur de course, l’écartent définitivement des pelotons et du milieu.

Emile Masson nous a quittés en 2011 à l’âge de 96 ans, non sans me laisser un héritage inestimable : la passion du vélo et  le respect des anciens.

Emile Masson Junior

Hollogne-aux-Pierres, 1er septembre 1915 – Liège 2 janvier 2011